dimanche 17 janvier 2010

critique parue dans le Coq Héron décembre 2009

Miren Arambourou-Mélèse
Les Héritiers de Don Juan
Déconstruire la transmission coupable
Paris, Editions Campagne Première, 2009.

Voici un livre bouleversant. Dans les deux sens du terme. Il bouleverse par la profondeur, la poésie et l’intensité de son dire ; mais il bouleverse aussi bien des certitudes sur lesquelles nous nous reposons sans les avoir jamais vraiment remises en question.
A la fois créatif et argumenté, polémique et objectif, respectueux et iconoclaste, c’est un de ces livres que l’on ne peut lire que très lentement : il faut à chaque instant le poser pour penser, mais aussi pour rêver.
Pourquoi ce titre étrange « Les héritiers de Don Juan » et le sous-titre plus étrange encore : « déconstruire la transmission coupable » ? Quels héritiers ? Quelle transmission ? Quelle culpabilité ? Et surtout, quel(s) rapport(s) avec la psychanalyse ?
La lumineuse introduction en forme d’ouverture nous donne quelques clés, mais il serait dommage de donner dans ce court article de brèves réponses à ces questions alors que tout l’ouvrage, dans un tissage savant où se mêlent histoire, sociologie, littérature, philosophie, linguistique, poésie, nous amène peu à peu, dans un cheminement socratique, à nous interroger et à reconnaître le bien-fondé des propositions suggérées par Miren Arambourou-Mélèse. On voit là le développement d’une pensée sûre de son but mais qui s’autorise avec volupté un très grand nombre de détours et de méandres car, indépendamment de la ligne générale – le postulat inexprimé sur lequel repose l’invention freudienne et sa remise en cause -, nombre de chemins de traverse nous sont offerts sur lesquels il fait bon s’aventurer, et qui chacun débouche sur de vastes perspectives. Je n’en citerai que quelques uns mais je laisse au lecteur le plaisir d’en découvrir bien d’autres.
L’histoire tout d’abord, en commençant par l’histoire du personnage Don Juan situé dans ses différents « environnements », de l’aube du classicisme à l’aube du romantisme en passant par le siècle des Lumières. Et peu à peu émerge de cette étude, qui semble au début uniquement historique, littéraire et musicologique, la personne derrière le personnage, le sujet au sens analytique du terme, avec sa méconnaissance et son déni de l’autre dans ce qu’il a de plus autre, déni de la différence des sexes, de la différence des générations.
Puis l’histoire personnelle de Freud, à la fois ancré dans sa lignée et advenu dans un siècle où la science et la croyance en son infaillibilité ouvraient tant de nouvelles portes, la manière dont lui-même en a ouvert certaines et refermé d’autres ; les hypothèses qui nous sont présentées à cet égard à travers sa correspondance avec sa fiancée Martha, son ami Fliess, puis Jung et Ferenczi.
Et donc l’histoire du mouvement analytique : une observation quasi botanique de la naissance et du développement de cette plante étrange : la théorie freudienne, le terreau où elle a poussé, les idées qui l’ont arrosée, les catastrophes météorologiques qu’elle a traversées et les virus qui l’ont attaquée.
La manière dont l’auteur évoque les grands théoriciens est à cet égard exemplaire ; un autre sous-titre de cet ouvrage pourrait être « Du bon usage des Maîtres, ou comment n’être ni Echo ni Narcisse ». Ferenczi, Winnicott, Lacan et tant d’autres, chacun vient prendre sa place – on a envie de dire sa juste place – dans cette mosaïque.
Puis l’étude de certains concepts analytiques, notamment la sublimation, sujet ardu s’il en fût. Ici, le style ramassé et pugnace ne rend que plus féconde la question de savoir où se situe « le seuil entre le passage à l’acte et le passage à l’œuvre ».
On comprend aussi, sans que l’auteur y insiste jamais, son intérêt, à travers sa connaissance de l’Europe centrale, de la langue allemande et de la linguistique, pour une autre différence que celle des sexes et des générations, différence peut-être beaucoup plus difficile à théoriser car beaucoup plus difficile à saisir : les chemins divergents que peut prendre la pensée pour des personnes de langue différente, différence qui apparaît au grand jour seulement quand la langue offre, pour certains mots (Schuld, par exemple) une polysémie particulière ; mais ces mots ne sont que la partie visible de l’iceberg. Encore un point sur lequel on peut longuement réfléchir.
D’ailleurs les écrivains, les penseurs, les poètes dont les citations émaillent le livre nous le rappellent à chaque instant : notre héritage, notre richesse sont bien plus vastes que ce qu’une certaine théorie, exprimée dans une langue sclérosée, pourrait le faire croire.
Et j’en viens à ce qu’on pourrait appeler un féminisme de bon aloi. Le terme de « féministe » a reçu des connotations si péjoratives qu’on hésite à l’employer à propos de cet ouvrage. Et pourtant… La plupart des femmes analystes ont critiqué la notion freudienne d’envie du pénis. Mais qui, jusqu’à aujourd’hui, a osé, pour « déconstruire la transmission coupable », construire un ouvrage démontrant que la théorie freudienne est fondée tout entière sur le patriarcat. Car c’est là le fil rouge, tout au long de ces considérations : pour les nombreuses raisons évoquées, le choix par Freud du patriarcat pour référer la théorie qu’il élabore, « la mise hors jeu du féminin » nous dit l’auteur, ce continent noir qui trouve ici sa cartographe.
Et c’est ainsi que l’auteur nous amène, avec une lenteur et une subtilité qui rendent la découverte ultime encore plus troublante, à l’objet du livre : les sources profondes de la théorie freudienne, et ses torrents qui ont dévasté tant d’institutions.
Mais heureusement le livre ne s’en tient pas là, nous accompagnant au-delà de la « déconstruction » qu’évoque le sous-titre. Il y a également une construction à l’œuvre tout au long de l’ouvrage. Et à cet égard, il aurait pu s’intituler, lui aussi, « Guerre et Paix ». Car outre la démonstration savante, la critique subtile et les allusions ironiques, par delà l’évocation lucide de luttes sans merci, apparaît en filigrane la question : les choses ne pourraient-elles pas être autrement ? Ce livre nous suggère un apaisement (je ne sais pas si l’auteur elle-même a su combien souvent ce mot apparaît sous sa plume), l’apaisement que pourrait apporter, après tous les ravages institutionnels qu’a provoqués la théorie telle qu’elle est, un renversement de vision, une reprise en compte de la différence des générations, de la différence des sexes, une levée du déni, bref, comme elle le dit, une transmission qui ne serait plus coupable.
Je voudrais lui laisser la parole pour ces quelques lignes qui constituent en quelque sorte le noyau de sa réflexion : « La puissance de la mère, c’est de guider le nouveau-né, au delà de l’odor di femina qui éveille son appétence, vers l’apaisement de ses tensions pulsionnelles, en lui prêtant un bout de corps, auquel elle ne se réduit pas. Confronté à la dualité paradoxale de l’objet de son désir, l’enfant fait l’expérience apaisée de la désillusion : l’objet d’apaisement pulsionnel que son avidité veut ingérer tout entier survit à sa destructivité pour autant qu’il appartient à une autre (la mère). La mère de la préoccupation primaire accueille sans en être détruite la voracité de ce nourrisson qu’elle reconnaît comme autre et sien à la fois. Ce corps à corps qui semble terrifier tant d’hommes est le premier moment qui humanise le petit mammifère né d’un homme et d’une femme » (p. 165)
« L’expérience apaisée de la désillusion », n’est-ce pas l’excellente définition d’une psychanalyse réussie ?
C’est dans l’audace paradoxale de cette pensée dialectique que ce trouve le secret de ce livre fascinant, qui touche à tous les domaines de notre monde « postmoderne » et qui, tout en nous donnant à réfléchir à chaque instant sur toutes les facettes de l’humain, nous apaise, nous aussi : tant de chemins nous sont ouverts pour penser, pour travailler…
Maria Pierrakos
Le Coq Héron n° 199
Erès, décembre 2009.

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